Lucas
Pialot
Zones Inondables
Un jour, on ne pourra peut-être plus habiter là.
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En 2023-2024, près de 540 000 habitants du Pas-de-Calais, déjà fragilisé par la précarité, ont été touchés par des inondations historiques. Le département est naturellement inondable : relief plat, rivières étroites, nappes phréatiques proches du sol. En cas de crue, l’eau s’évacue lentement et stagne parfois des semaines. Depuis les années 1970, on a urbanisé le lit majeur des fleuves et développé l'agriculture intensive. Les sols n’absorbent plus l'eau. Les protections sont insuffisantes, la gestion du risque mal coordonnée. Par cette rupture dans l'usage du territoire, la mémoire du risque a cédé la place à une culture du temps court. Avec le dérèglement climatique, les pluies deviennent aussi plus violentes, les inondations plus fréquentes et destructrices. Leur rythme reste difficile à prévoir. Certains ont tout perdu. D’autres vivent dans des logements insalubres ou invendables, face à des assurances qui se dérobent. Les pauvres sont devenus plus pauvres, les isolés plus isolés. Plusieurs mois après les inondations de 2023-2024, je suis allé à la rencontre des habitants des zones inondable pour sentir comment, entre déni, courage et résistance, une catastrophe sur laquelle nous avons désormais très peu de prise peut faire vaciller nos certitudes, notre intimité, nos projets.
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Ce projet est réalisé dans le cadre du Mentorat Photographique MP#05 du Fonds Régnier pour la Création avec l'agence VU'. Il a été exposé à la galerie VU' en septembre 2025.


​Alain
21 novembre 2024. Marais de Brimeux. Chemin qui fend en deux un étang, de grands oiseaux noirs dans l’eau. Impression d’étrangeté. Des caravanes abandonnées, des huttes usées. Dans les jardins à l’abandon, des statues de personnages de Disney, figures arrachées. Encore des cris d’oiseaux inconnus. Le marais devient plus dense. Long chemin puis haute végétation touffue, peu de lumière, un chalet en vue sur pilotis. Une pancarte à demi-effacée sur un arbre : « La Renardière ». Au sol des bricoles, des outils, des ordures. Devant l’entrée, une vieille conserve rouillée remplie d’urine. Quelqu’un sort, un homme grand, le visage usé, sympathique. Alain. Soixante et onze ans, divorcé depuis trente ans, vit là depuis 2003. Il venait ici toutes les semaines avec sa famille pendant son enfance, dans un chalet détruit depuis. Il a construit « La Renardière » sur ses ruines. Retraite de mille euros, quinze chats de compagnie. Deux enfants, pas vus depuis vingt-cinq ans. Il fume depuis l’âge de sept ans et boit de la bière, du vin et surtout du coca. Il n'aime pas l'eau. Les environs de son chalet ont été inondés pendant cinq mois en novembre 2024. Depuis, plus de groupe électrogène, plus de lumière, plus de machine à laver, plus de chauffage, plus de plaques de cuisson. Il faut couper du bois pour ce soir. Alain a une hache émoussée au manche en plastique jaune pâle, une scie rouge rouillée et une fine brouette en fer fané. On lui a volé sa tronçonneuse. Tas de bouts de meubles, restes de volets, palettes, récup'. Il n’arrive pas à couper le bois, ses gestes sont fébriles et sans conviction. Après une bonne heure, un gros tas dans la brouette, Alain est satisfait. Mais ça ne lui tiendra que trois jours.



Sophie, Reginald et leurs enfants
21 septembre 2024. Sophya, 13 ans, Yridessa, 9 ans, Kalypsia, 6 ans, et leurs parents Sophie et Reginald. Originaires du département, emménagent en octobre 2023. Belle maison avec jardin et piscine au bord de la Liane, Hesdigneul-lès-Boulogne. Un projet de vie. Place Pauchet, zone très inondable. Ils l’ignoraient. Le propriétaire a minimisé les risques. Quelques jours après avoir déballé les derniers cartons, la tempête Ciarán se déchaîne, la Liane déborde. Évacuation d’urgence en barque. Ils ont le temps de monter quelques affaires à l’étage. D’autres personnes inondées du quartier sont emmenées en hélicoptère. Trente cinq centimètres d’eau dans la maison pendant plusieurs jours. Piscine dans le jardin fracassée par les flots. Logés dans la famille, ils reviennent chez eux en janvier. Sophie se met en arrêt maladie de novembre à février. Reginald est en arrêt depuis deux ans. Un an après, les travaux de réhabilitation de la maison ne sont pas encore finis. Le processus des assurances est long et épuisant. Un travail à plein temps. Reginald fait tout ce qu’il peut pour faire avancer le chantier. Murs, sols, cuisine, meubles, peinture, enduits, isolation… Ils font installer des caméras et des alarmes sur leur terrasse. Au moindre débordement, un fort signal sonore retentit dans le quartier. Des batardeaux vont être installés devant les entrées du rez-de-chaussée. Forteresse. Ils craignent l’arrivée de l’hiver. Comme la majorité des habitants de la place Pauchet, ils veulent rester. Mais ils n’ont pas tant le choix. Un gros crédit est engagé et la maison a perdu une grande partie de sa valeur.


Jacques
24 novembre 2024. Jacques, 62 ans. Vit seul depuis plusieurs années à Neuville-sous-Montreuil. Un studio au-dessus du café de la Gaieté, le bar du village, où il passe une bonne partie de son temps. Le matin, café serré et shot de rhum. Jeune retraité, après une carrière dans le bâtiment. Sa rue est inondée à plusieurs reprises en 2023-2024, il devait sortir tous les jours en waders. A mal partout, dort très peu, ne sait pas pourquoi. Ruminations mentales incessantes. Il a déjà eu deux crises cardiaques, opéré. Deux ex-femme. De ses quatre frères, la moitié se sont suicidés. Ses deux sœurs sont encore en vie. Son chien est un ancien animal maltraité, enfermé en cage, battu à coup de barre de fer. Il l’a recueilli et l’aime beaucoup. Sa fille de trente-quatre ans vient parfois lui rendre visite quelques jours. Sur la porte d’entrée de son appartement, un poster plastifié. Une photo : Jordan Bardella, souriant. L’image est annoté au bas : « Mon ami <3 <3 <3 ». Peu de meubles, une PlayStation 3, une télé à l’écran bleu, pas de signal. Cent trente euros pour le décodeur, ça fait trop cher pour Jacques. Il la laisse allumée pour rassurer son chien anxieux en son absence. L’animal porte une muselière, sinon il s’arrache la peau des pattes avec ses crocs .Un ghettoblaster allumé sur le frigo diffuse RTL : « T’as le look coco, coco t’as le look, pas de doute coco, t’as le look qui te colle à la peau ». Accrochés sur le mur d’en face, des dizaines et des dizaines de chapeaux, bonnets et casquettes. Une collection de bouteilles d’alcool sur une étagère. Au milieu de la pièce, un lit pour Jacques et un canapé pour le chien. Une tortue d’eau carnivore, laissée en pension pour quelques semaines par une de ses amies, barbote dans un aquarium à l’eau trouble. Sur le plan de travail de la cuisine, des tickets des Restos du Cœur.


Dominique
21 septembre 2024. Dominique, 65 ans. Vit seul depuis 1984 au bord de la Liane à Hesdigneul-lès-Boulogne dans un ancien logement de meunier datant de 1800. Son fils est installé avec sa compagne sur le terrain d’à côté. Zone inondée en novembre 2023.Dominique a eu de l’eau dans sa cave. « Les meuniers ils s’y connaissaient en eau, ils n’auraient jamais construit de cave ici s’il y avait déjà des inondations à l’époque ». Le phénomène s’est grandement amplifié dans le village depuis le début des années 2000. Il ne se plaint pas, comparé à d’autres il a été plutôt épargné. Ancien ouvrier, il s’intéresse de très près depuis des années aux inondations. Une vraie mine de savoir. Plusieurs textes d’analyses et de recommandations envoyés à la mairie et aux autorités en charge. Il y a dix ans, une maladie l’a soudainement rendu aveugle. L’un de ses yeux voit encore les nuances de gris, sans formes. Au début, il en avait honte. Maintenant ça va mieux. Aime la nature, se promène souvent, écoute. Un coûteux appareil informatique lui permet encore de lire du texte sur un écran. Loupe, affichage jaune contrasté, les mots sont énormes. Mais c’est fatiguant. Dominique se donne encore cinq ans ici. Si la Liane sort de nouveau de son lit, il quittera la zone inondable.


Lawrence et Daniel
21 mars 2025. Lawrence et Daniel, mariés, la cinquantaine. Maraîchers à la Calotterie depuis vingt-cinq ans. Petite exploitation traditionnelle de passionnés. Aucun employé. Vivent à Attin, le village d’à côté. Leur stand est très célèbre au marché du Touquet. L’exploitation est inondée en 2021, pas de gros dégâts. Septembre 2023, un mètre vingt d’eau pendant trois semaines. Janvier 2024, un mètre vingt d’eau pendant deux semaines. La Canche a débordé. Les cultures sont anéanties. Six mois au RSA. Quelques subventions, très peu d’argent des assurances. Les cultures n’étaient pas couvertes et en France les serres ne sont pas assurables. Le travail a pu reprendre en mars 2024, les pieds encore dans l’eau. Grâce à leurs efforts acharnés, en juillet 2024, la production a doucement commencé à repartir, mais ils ne sont pas revenus à la même diversité de produits. Maintenant, les choses rentrent peu à peu dans l’ordre. Lawrence et Daniel n’ont jamais voulu savoir exactement la quantité d’argent qu’ils ont perdu. Cela ne les intéresse pas. Fatigués, ils se donnent encore dix dans le maraîchage, « pour pas lâcher les clients ». À la prochaine inondation, ils arrêtent tout.


Lucette
19 novembre 2024. Lucette, 91 ans. Vit seule rue du Marais, Attin, dans une grande maison qu’elle a fait bâtir en 1968. Mariée une première fois, jeune. Son mari est décédé à quarante ans, alcoolisme, cirrhose du foie. Elle s’est remariée avec son amour de jeunesse à 80 ans, il meurt trois ans avant les inondations de 2023. Dans la cour, ils avaient un atelier où ils fabriquaient des compositions florales en plastique pour les enterrements. C’était leur métier. Lucette a beaucoup d’enfants et de petits enfants aux quatre coins de France. Peu de visites, elle se sent seule. Pendant les inondations de 2023-2024, le jardin a été inondé pendant un mois et demi par la Canche qui a débordé. Lucette est restée prise au piège dans la maison. La nourriture était amenée en barque par des gens de la mairie. La télé est allumée à fond : « mille jours de la guerre en Ukraine » sur LCI. Elle suit beaucoup le conflit et s'inquiète pour l’avenir. Salon rempli d’objets en tout genre, de cartons, accumulation. Elle essaie de tout trier depuis des mois : lettres, photos, brochures, faire-part. Mais elle a du mal à se séparer. Attachements. Lucette arrive à peine à se baisser. Beaucoup de bibelots en marbre, c’était le métier de son père. La pièce est assez sale. La femme de ménage est en arrêt maladie depuis trois mois. Le jardin est rempli de statues usées, pierre et plastique. Des animaux, des nains, des déesses et des dieux grecs. Tous tournés dans le même sens, face à un bassin vide rempli de feuilles noires. Juste à côté, un grand magnolia, mort depuis les inondations. Ce qu’il en reste est soutenu par des poutres plantées dans le sol. Le jardin était beau autrefois. Lucette nourrit des chats errants dans son garage, elle achète les meilleures croquettes. Un chaton se promène et fait le fou dans les cartons.

Exposition à la galerie VU' du 17 au 27 septembre 2025
Scénographie en collaboration avec Monica Santos




